Plusieurs fois par semaine, je vais marcher sur la voie verte qui longe la Saône. Je rencontre de nombreux autres promeneurs que je salue au passage avec plus ou moins de bonheur quant au retour du salut. C'est là qu'un jour je remarquai un petit vieux, casquette vissée sur la tête, simplement vêtu mais de façon très soignée, marchant avec difficulté en s'appuyant sur une canne. Il avait une bonne tête et un doux regard qui attiraient immédiatement la sympathie. Visiblement il aimait à se reposer au milieu de sa promenade en s'asseyant sur une grosse pierre cubique arrivée on ne sait trop comment sur la berge de la rivière et qui palliait l'absence de banc. Je pris l'habitude de le saluer et à chaque fois, il répondait avec chaleur à mon salut. Puis vint l'hiver et la plupart des promeneurs occasionnels s'évanouirent, sauf lui et moi. Un jour qu'il était sur sa pierre, je m'arrêtai pour échanger quelques mots avec lui, oh rien de bien particulier, la météo, les péniches aménagées du port de plaisance, les oiseaux de la rivière, les nouvelles plantations faites par les employés municipaux. Cet arrêt de quelques minutes devint une habitude.
Un jour je m'aperçus que la pierre avait disparu, enfin, plus exactement, qu'elle avait migré pour se retrouver de l'autre côté du chemin, au milieu d'un terrain fraîchement engazonné. Lorsque je vis le vieux monsieur arrivant cahin caha, ce fut la première chose qu'il me dit :"Ils m'ont enlevé ma pierre". Pas question d'aller s'aventurer dans la terre meuble pour s'asseoir. Il en était tout triste. Le jour suivant, j'avisai une équipe d'employés de la ville à la manoeuvre sur une aire de stationnement à proximité de la voie verte. Je demandai au contremaître qui avait eu l'idée saugrenue de bouger cette pierre pour la mettre dans un lieu inaccessible, alors qu'elle servait de banc aux personnes âgées qui souhaitaient faire une pause durant leur promenade. Deux jours plus tard, la pierre était de retour sur la berge avec mon pépé assis dessus. "Ils l'ont remise" me dit-il en haussant les épaules avec un grand sourire.
Pendant deux semaines, je ne revins plus sur la voie verte. A mon retour, je m'aperçus que mon pépé avait disparu. A chaque fois, je ressentais comme le pincement de la déception en ne le retrouvant pas là, sur sa pierre. Je ne connaissais pas son nom, encore moins son adresse, de sorte que je me pris à imaginer qu'il était peut-être malade, ou pire, mort. La vie est ainsi...
Hier, à cent mètres, je reconnus sa silhouette. Il se reposait sur sa pierre, le visage tourné dans ma direction et je sus immédiatement qu'il m'avait vu de loin. Lorsque je fus à une vingtaine de mètres, il leva les bras au ciel en brandissant sa canne. "Ah ben, j'ai cru que vous aviez disparu" me dit-il. "J'me suis dit, tiens, j'vois plus l'monsieur". Je me rendis compte qu'en fait, il avait partagé la même inquiétude que moi et que, d'une certaine façon, chacun faisait désormais partie de l'univers de l'autre.
Je ne connais toujours pas son nom et il ne connaît pas le mien. Mais en avons-nous besoin puisque son bon visage et son doux regard d'un côté, ma bienveillante attention à son égard de l'autre, ont suffit à ce que d'une pierre abandonnée sur une berge de la Saône, naisse un peu de chaleur humaine.